l'enfant  

 
 
ce que je veux, c'est un enfant. je veux dire, les choses que je fais, qui font ma vie d'aujourd'hui, peut être qu'elles vont vers ça et ça seulement : l'enfant. une petite fille qui me ressemblerait, ou pas, quelque chose de l'arête tranchante du visage ou la mélancolie douce, la couleur impossible des cheveux au soleil.

à l'école maternelle mon goûter soigneusement enveloppé dans du papier d'aluminium et puis rangé dans ce petit sac en tissu rose que je promenais en bandoulière sur mon épaule, j'y cachais aussi, en vrac : des couleurs, des cailloux, des baisers.

ma mère avait un parfum fort, et qui sentait l'hiver. en février dans les stations de ski, les livres en piles sur le bord des fenêtres, le chocolat, les chaises-longues. la lumière brûlait les yeux. j'avais de grandes écharpes de laine et un air très sérieux, les deux pieds bottés et plantés dans la neige, emmitouflée dans mon manteau en fourrure.

de ma mère plus que tout j'aimais le parfum de la peau et puis l'ampleur de la poitrine, cette douceur intérieure et qui se refermait sur moi avec ses bras. elle avait toujours des bijoux, des perles autour du cou, quelque chose qui cliquetait et dansait et brillait autour des mains et des poignets. ses grandes mains fines et blanches qu'elle passait et repassait dans mes cheveux, d'un air faussement distrait.

ses beaux yeux de pierre verte. j'aimais la regarder se maquiller. j'aimais l'odeur forte de ses vestes en cuir. la soie douce des écharpes. ses gants de suédine pour conduire. sa moue un peu boudeuse si quelque chose l'agaçait. l'été au soleil brûlant, son chapeau de paille vagabondant dans les prés. je picorais les framboises dans sa main comme un petit oiseau. les grands draps blancs des maisons. l'odeur d'herbe fraîche et de lessive. les histoires le soir avec la petite lampe violette allumée à ma tête, je dormais avec mes livres comme avec des poupées.

ma mère sous ses sourires était une louve. elle avançait parée d'une assurance étrange. rien ne la démontait. elle était toute puissante dans sa colère à défendre sa tribu. je la voyais très grande, très belle, avec des mains immenses, le regard droit et fier. elle se moquait de tout. à la sortie des grands magasins, elle refusait d'ouvrir son sac aux vigiles. à moi aussi son sac à main m'était un mystère. elle en tirait comme par magie des mots et des couleurs, des tubes de rouge à lèvres, des lunettes de soleil, des stylos-plumes au bout tout mordillé, des papiers, des chéquiers, des bonbons à la menthe, des clés qui tintinnabulaient.

elle n'a jamais eu de comptes à rendre à personne.

j'aurais aimé peut être quelques fois qu'elle soit plus caressante, moins secrète. la vérité c'est qu'elle n'en revenait pas de me voir dans ses bras, auprès d'elle, la vérité c'est qu'elle ne comprendra jamais comment tout ce temps a pu lui filer entre les doigts, et, me regardant, n'aura jamais de cesse de s'étonner de combien je lui ressemble chaque jour tant et tant.

je n'aimais pas l'école. maman disait que ça n'était pas grave. je sillonnais l'enfance sur le porte-bagage du vélo de mon grand-père. ma grand-mère était très belle. on allait sur les plages de l'île d'Yeu, le soir, le soleil rouge dans la mer. on pêchait des petits crabes à marée basse dans des trous d'eau. on prenait des trains, des voitures, des bateaux, des avions, des hélicoptères. il y avait partout des livres et des journaux, du temps pour se parler, pour vivre la vie ensemble et c'était doux, facile, chaque matin un dessin à côté de mon bol, tout le temps des histoires et des idées nouvelles, les amis qui venaient le soir dans l'herbe dorée, les tasses blanches, le café, l'odeur âcre du tabac, tous les éclats de voix - je n'étais entourée que d'adultes, très peu d'enfants. les enfants m'ennuyaient.

mon oncle avait les cheveux longs et il lisait Nietzsche, Breton, Trotsky. il s'installait dos au mur, assis sur un coussin, hochant la tête gravement et puis parlant tout seul, soulignant furieusement de longs passages qu'il annotait dans la marge au crayon de papier. assise à côté de lui toute aussi droite et toute aussi sérieuse je lisais mon grand livre imagé de Robin des Bois, je hochais la tête le plus que je pouvais, et puis aussi je fronçais les sourcils très fort. il y a une photo quelque part qui montre ça, mon oncle de trente ans qui lit Nietzsche rageusement, et appuyée contre lui l'imitant à tout prix une petite aux cheveux noués de rubans qui tient son livre à l'envers.

à l'école je refusais de faire la sieste, je suivais les grands à la bibliothèque et puis je m'endormais. mon grand-père venait me voir et puis très vite il m'emmenait. il disait : on n'a pas le droit de parquer des enfants derrière des grillages.

mon père était toujours au bout du monde. il me ramenait des petits chevaux de bois sculptés de Hongrie, des bijoux clinquants de Cayenne, des photos des baleines de Québec. il racontait des histoires folles sur les papillons-cendres de Guyane. il avait vu les façades noires des maisons à Cracovie. à la Guadeloupe il avait fallu clouer les fenêtres avec des planches et des bambous avant la tempête. un jour à l'école on devait expliquer le métier de ses parents et moi j'avais dit : mon père, il est explorateur.

c'était un peu vrai. défricheur du futur, disait-on, et puis il plissait ses yeux verts.

où que l'on aille mon père rencontrait toujours quelqu'un qu'il connaissait. dans le métro un jour deux filles lui ont demandé un autographe. mon père a toujours eu la démarche tranquille de certains acteurs américains. il aime la traction-avant de Bohringer dans Diva, et Reggiani dans Vincent, François, Paul et les autres. il porte en lui encore cette mélancolie douce qui est celle des hommes qui voient très longtemps à l'avance passer le temps et les gens qui s'en vont.

il conduisait très vite. je m'asseyais derrière lui parce que j'aimais le regarder dans le rétroviseur. de temps en temps au cours des voyages en voiture il passait sa longue main derrière son siège pour que je l'attrape et la serre fort.

le soir quelques fois mes parents racontaient leurs enfances, leurs voyages, on projetait les diapos sur le grand écran blanc et maman commentait : bon, le Maroc, ah oui la Norvège, dis donc tu te souviens de ça, le trajet en moto jusqu'à Athènes ? je rêvais toute leur vie. je voulais des détails. je leur faisais raconter mille fois des histoires que je connaissais par coeur. mes parents étaient mes héros du réel. l'histoire que je préférais, c'était celle des contrebandiers la nuit en Italie alors qu'ils campaient sur la plage, ou bien plus encore - je frissonnais - leurs trois semaines de clandestinité dans les faubourgs de Ouagadougou au moment du coup d'état, et alors tout le temps maman ajoutait en riant : quand je pense qu'avant de prendre l'avion on avait été au cinéma à Paris et puis qu'on avait vu un film qui s'appelait "Coup d'état à Djakarta" !

je goûtais les pastèques rouges et pleines d'eau dans les maquis profonds, les petites villes fantômes du coeur noir de l'Espagne. je me baignais dans les rivières, les grandes vasques d'eau claire que formaient les rochers. mon père me tenait la main sur les sentiers escarpés. il me faisait voir par ses jumelles très lourdes le vol blanc des vautours encerclant la vallée.

j'aimais les cerfs-volants, les expériences de mon manuel de petit chimiste, faire des affûts la nuit pour attendre les animaux dans la forêt. j'aimais la danse classique et puis pierre et le loup. j'étais d'une enfance douce et sans peurs. les dimanches clairs de printemps quand mes grands-parents venaient dîner on parlait très longtemps dans la nuit du jardin. maman mettait un disque de leonard cohen. on mangeait des cerises, des tartes aux abricots. le chat s'allongeait sous les fleurs. la flamme folle des bougies faisait des ombres chinoises sur les murs de pierre blanche et je comptais les heures, les minutes une à une, qu'elles ne finissent jamais.

dans ma chambre il y avait une petite coiffeuse avec un plateau de marbre. le lit était très grand. je jetais mes affaires le soir sur le canapé noir. les livres et les disques s'empilaient. par la petite trappe d'aération je pouvais communiquer avec ma soeur dans la chambre du bas. je me souviens qu'on avait fait des plans pour installer un système de transmission de messages par pneumatique comme à la cité des sciences.

en primaire je tenais une sorte de journal intime où je me cachais à moi-même que j'étais amoureuse de Florian T qui était nouveau à l'école et qui avait les yeux verts. je lisais tard la nuit à la lampe de poche des romans que je prenais au hasard dans la bibliothèque de mes parents. j'avais décidé que je devais avoir lu tout Victor Hugo avant d'avoir treize ans.

à la naissance de ma soeur, penchée sur le berceau blanc à la maternité j'ai dit : on va quand même pas ramener ça à la maison ?

de la cour de l'école élémentaire je surveillais ma soeur à l'école maternelle. je l'aurais défendue bec et ongles contre le monde entier. je m'ennuyais en cours. j'écrivais des histoires. pour le goûter la nourrice espagnole nous faisait des crêpes qu'elle trempait des deux côtés dans un mélange de sucre et de cannelle. souvent le soir je l'accompagnais chez la vieille dame d'en face qui vivait seule superbement habillée et maquillée dans une maison immense tendue de teintures et de draps sur les meubles oubliés. elle avait un lévrier blanc que dans sa grande solitude de la vie elle avait appelé : Fidèle.

c'est quand mon arrière-grand-mère est morte que j'ai pris attachement à sa terre. dans la voiture vers le cimetière le nouveau beau-père de ma cousine avait dit quelque chose d'idiot et j'avais eu envie de le gifler. les années qui suivirent nous passâmes toutes les fins d'étés en famille dans la maison de la petite ville de D. j'avais mal connu mon arrière-grand-mère, et par delà le souvenir d'une vieille femme abîmée par la tristesse et la maladie j'apprenais en vivant après elle dans sa belle maison de pierre aux volets rouges à aimer son histoire qui était aussi pour moi comme un pays.

il y a eu alors toute cette époque lointaine et comme rêvée des cabanes dans les bois, de l'eau bue aux fontaines, les nuits blanches dans les herbes folles des prés à danser et crier et s'épuiser à la beauté. le premier garçon dont je tombais amoureuse était anglais. il s'appelait Benjamin Chandley. je n'oublierai jamais. la nuit au bord de l'eau j'embrassais Raphaël parce que j'aimais bien son prénom.

mon père faisait des feux d'artifice dans les prés au dessus de la maison. il m'emmenait en moto. on revenait les doigts tachés de mûres, écorchés aux ronciers, le coeur pur et heureux comme des rois. sur la plage en octobre je lançais de très grands cerfs-volants. j'aimais les soirs où le vent dangereusement m'emportait en avant.

à dix ans je me souviens aussi, ma soeur et moi dansions dans le salon en nous tenant la main, et nos parents ravis nous regardaient danser, et le salon, et le monde tournoyaient, nous riions comme des folles et déjà je savais que la vie était là et qu'elle ne durerait pas.

à vingt ans descendant tout le long de la presqu'île tenant l'enfant dans mes bras je sentais son coeur battre profond dans ma poitrine. il faisait chaud. elle dormait. elle entourait mon cou de ses petits bras fins, serrant les poings, et je descendais fière la portant contre moi, tout le long de la jetée loin vers la mer, les bateaux, les voiliers. on s'écartait sur notre passage. les hommes en djellabahs, les enfants aux ballons, les femmes voilées. l'enfant me ressemblait. elle s'appelait Ilona. ses parents étaient français, expatriés à Istanbul. l'enfant avait deux ans, j'en faisais plus que vingt, dans le bruit sourd de la ville, l'agitation de la presqu'île, elle dormait douce sur mon épaule et ses cheveux très clairs, blondis par le soleil, se confondaient aux miens. un grand monsieur très vieux, très digne, s'était doucement penché pour me saluer et me laisser passer.

ce jour-là et tous les jours suivants j'ai pensé à l'enfant.

on habitera en bord de mer, un truc un peu loin du monde mais pas trop de Paris, dans les brumes grises du nord, on habitera tranquilles et nos chaussures abandonnées feront la course toutes seules dans les escaliers. je t'emmènerai voir la mer, les bateaux et les plaines intérieures, dans la voiture on écoutera la radio très fort ou bien de vieilles cassettes, tu apprendras à compter en comptant les vaches le long des chemins de fer, ou bien les moutons du sommeil, moi je m'endormirai doucement dans tes yeux pâles et qui me bercent du dedans.

on boudera les écoles, on préférera la Méditerranée, le Brésil ou l'Asie - j'ai des amis partout, qui seront tiens aussi. tu prendras la couleur, très jeune, dans tes deux mains, la couleur comme elle vient elle emporte le coeur toujours un plus loin. le soir sur les terrasses dans ma ville de KC je te montrerai les orages sur les plaines nébuleuses, on écoutera Jobim et on dansera ensemble, à Paris au Luco on jouera aux pirates avec les petits bateaux.

quelques fois je crierai, il ne faudra pas m'en vouloir, quelques fois je serai triste et alors tu me surprendras peut être en pleurs dans la cuisine ou bien assise sur le bord d'une fenêtre, tu diras : j'ai faim, et je sécherai mes larmes, je presserai des oranges, on fera des gâteaux, des dessins à la petite cuillère avec du miel sur tes tartines de pain. la douleur doucement s'effacera dans le rire de tes yeux, ta peau poudrée de farine d'apprentie pâtissière, tes petits mots mignons et la soie de tes mains.

le matin tu viendras dans mon lit avec les premières aubes encore toutes emmêlées dans tes rêves, tes cheveux.

on parlera anglais, japonais si tu veux, espagnol ou autre chose, on jouera du piano à quatre mains, on regardera le chat roulé en boule dans les corbeilles de linge.

on lira tous les livres, on en écrira d'autres, l'été dans les maisons de famille je te montrerai : les champs fous de soleil, les arbres noirs aux mille cabanes, les fleurs douces, les fontaines. on sera fortes pareillement des mêmes souvenirs et nos enfances mêlées sur les mêmes terres d'ancêtres.

j'aurai les mains moins blanches que maintenant, le coeur plus élimé sur le bord des coutures, et puis tu grandiras, tu piqueras mes mohairs, mes écharpes, mes chaussures, on se fâchera sûrement, tout ça pour des bêtises, tu me montreras des choses oubliées, ou que je ne connais pas, tu partiras en voyage longtemps, et puis très loin, sans moi.

il y a des choses que j'essaierai de te dire avec des mots simples, des mots de tous les jours. la couleur de la mer, et les livres, et l'absence, et la peur, et l'amour. je te laisserai grandir doucement à l'abri seulement des grands arbres du jardin, que tu saches toujours toute seule où sont toutes tes limites, et que quoi que tu fasses à jamais de ta vie, je suis de ton côté.

un jour si j'ai la force peut être je te dirai : tu es la part de moi que j'aime le plus.

le soir on ira dîner toutes les deux, tu mettras une robe blanche, moi une noire, et puis le même parfum, au restaurant je boirai du vin rouge et tu voudras goûter, tu feras la grimace les dix premières années, quand tu diras maman j'aurais toujours l'impression que tu parles à quelqu'un d'autre assis juste à côté. et puis je passerai, infinie, ma main dans tes cheveux, et puis tu souriras, et puis je te dirai : peut être que très jeune déjà on n'écrit que pour ça, pour porter à sa manière, dans l'écriture, tous les enfants futurs.

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O. © 2003

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