rêves liquides. je ferme les yeux et me métamorphose.
le corps lisse souple arqué comme une danseuse je penche et puis plonge en avant, toujours plus en avant dans l'eau sombre et qui miroite, à chaque descente plus profonde on dirait que la mer se fend en deux et se referme impassible sur mon passage. je glisse. je coule. les formes et les couleurs s'impriment sous mes paupières. je tombe tour à tour monstrueuse et puis folle et sirène, un homme saisit ma main, le désert blanc s'étale, il y a dans le lointain de longues traînées de feu, de grandes fleurs de lumière, les aurores boréales. sphinge au regard de fer, le goût âcre du sang dans la bouche, liquide comme la mer. je nage avec la vague.


à chaque retour en surface les oiseaux crient comme des femmes en travail.

 

on peut prendre ma main, ma main est douce et tendre et gantée de peau blanche, on peut la tenir fort, la serrer sur son coeur, y passer des bijoux et jurer ses grands dieux, on peut faire tout cela, me regarder sourire et parler et puis rire, avancer dans la vie et puis feindre d'être là.

 

car je ne suis jamais là.

 

les nuits de bord de mer, c'était loin et puis il y a longtemps, au fond du rêve comme au fond d'un souvenir, je me mourrais de peur la nuit quand les grandes mouettes folles encerclaient la maison et pleuraient dans les arbres. et je fermais les yeux, et dans la maison blanche, une maison coloniale, byzantine, toute de bois blanc et fer forgé, je faisais remonter du profond de la nuit la jeune fille aux yeux bleus. une frange de cheveux noirs cachait à demi son regard. elle ne me regardait jamais en face. elle avait la peau blanche, très blanche, et une bouche charnue, une bouche comme une plaie, rouge, une bouche sanguine, mordue.

 

je restais seule. j'errais dans la maison, abandonnée. je marchais pieds nus sur les inquiétants damiers des carrelages. le vent s'engouffrait de partout. le vent courait dans mes cheveux. je montais et descendais des milliers d'escaliers dans le noir, la main filant le long d'une rampe de fer froid, et quelques fois la rampe s'évanouissait, et quelques fois une main comme surgie de nulle part prenait la mienne et la serrait. je n'avais jamais peur.

 

j'allais vêtue de blanc, et j'embrassais la fille.

 

elle ne me disait pas son nom, elle parlait par saccades, une voix rauque et qui fendait la nuit, quelque chose d'animal.

 

 

 

 

la nuit nous allions sur les plages et les algues marines dansaient, phosphorescentes, dans les vagues et l'écume. je buvais des alcools dans de tous petits verres. j'amenais toute ma tête couchée à ses genoux. elle me protégeait de très loin. de ses deux mains nues elle ouvrait d'un coup sec le corps des coquillages pour me nourrir de leur chair crue et puis pendre à mon cou la nacre ronde et lunaire des perles qu'elle y trouvait.

elle lisait dans la paume de ma main la route secrète des épices et des navires corsaires. elle disait que la vie toute entière se cachait dans le corps souple et profond de la mer. je posais mes mains dans ses mains. sa bouche était violente. dans la lumière absente de la lune en miroir je regardais ses yeux et ne les voyais jamais.

les mouettes pleuraient toujours. elle ouvrait sa chemise, sa poitrine de jeune folle. elle disait que la lune était le beau visage qui nous guettait toujours. je la laissais aux herbes fines des presqu'îles, endormie dans le creux de la vague. les algues lumineuses marquaient son front comme d'un diadème.

 

 

je marchais toute la nuit dans l'odeur forte de l'iode et du corps des noyés. les vagues me revenaient. je foulais aux pieds la terre et la tourbe brunes des marées, les mains dans la boue molle je m'en couvrais entière comme d'une seconde peau.

le vent soufflait à tout rompre, et dans la nuit tombée, la mer m'apparaissait large comme mon propre corps, puissante et sans passé.

je nageais dans le courant, le coeur abandonné.

 

je rêvais l'attente folle d'un homme,

un homme qui viendrait en secret,

qui ne parlerait pas.

 

fendant l'air et le vent venait enfin le pas lourd des chevaux sur les sentiers de nuit. j'aimais la froideur sombre des forêts de pins, la lune tombée dans l'eau, l'odeur forte de la paille et puis des animaux.

 

une carriole surgissait des chemins,

j'étais sur le bord de la plage,

l'homme me faisait signe,

je montais.

 

basse, noire, silencieuse, la voiture comme un souffle traversait toute la ville. je flottais allongée au cuir profond des sièges. une robe noire de satin brillant, fendue sur le côté, des bijoux, du rouge à lèvres, des gants - mes cheveux étaient longs et défaits. la voiture filait souple dans la ville éclairée. j'entendais dans le monde monter le chant des femmes et balbutier les hommes. je rêvais les avenues, la lumière des boulevards comme teintée d'eau verte à travers les feuillages. la voiture s'étalait dans les mondes froids du strass et des cocktails mondains, devant les palaces de marbres blancs s'arrêtait un moment et puis partait encore, glissait sous tous les ponts, passait toutes les frontières. je m'ennuyais. je penchais ma tête nue à la fenêtre. l'air me bouleversait. il emportait mes mains et l'écho de mon coeur. c'était une nuit immense, une nuit d'été sans fin, la chaleur de la ville me dévorait la peau, comme le rêve prenait déjà toute l'eau de mon sang.

la voiture était calme, arrêtée comme les mains d'une horloge devant l'éclat brûlant des grilles de fer forgé. il n'y avait plus de ville. il n'y avait plus de nuit. un chant immense montait du profond de la terre, un air de tango arraché au possible, coeur rouge triste colère, bandoleon puissant et de souffle amoureux. j'avançais comme en rêve sur les gravillons blancs. je poussais les grandes grilles et puis le fer forgé comme une corolle immense venait se refermer doucement sur mes poignets. j'aimais ces larges fleurs monstrueuses et sublimes. le vent amenait l'orage et dansait dans les feuilles. la berline noire de luxe avait disparu. je restais prisonnière d'un air presque inconnu. la pluie enfin venait, et puis lavait le rêve.

c'est l'aube soudain et je me réveille dans les montagnes roses. l'eau folle et la rosée coulent le long des côteaux. l'homme est là avec ses mains fortes, il allume le feu et verse le lait dans les écuelles. il me nourrit il m'habille de laine blanche il me serre dans son odeur, au creux de son bras la rivière de sa sueur. ses mains sont froides, dures et calleuses, ravinées par la terre et le travail. son poids entier me tient au monde. il me nourrit des viandes faisandées qu'il a chassées et gardées dans le sel la glaise brune et les herbes. il me verse le lait tout au fond de la gorge et je le bois comme un bébé. sa sueur est douce et imprègne chaque parcelle de mon corps, ma bouche abîmée par la sienne, ma poitrine lourde et chaude, le fond rouge de mon ventre. sous la lune sereine son visage endormi est celui d'un enfant.

 

dans les forêts les jambes battues par les herbes et le vent, je cours à perdre haleine, je tombe et me relève, la terre marque mes mains et avive le sang, toute la nuit me prend comme un grand fantôme blanc.

 

 

je m'évanouis.

 

 

le cuir souple des sièges je le reconnais, la profondeur de la voiture en mouvement. je renverse la tête en arrière, la gorge offerte au sacrifice. la voiture roule féline et silencieuse dans la ville en furie. il fait sombre et la lumière des réverbères brille sur le bord pâle des vitres comme des algues merveilleuses. quelque chose de lourd pend à mon cou et jusqu'aller se perdre au fond de ma poitrine. j'y porte la main : c'est un collier de grosses perles blanches et qui roulent sous les doigts.

à un signe de la main le chauffeur s'arrête sur un grand parking vide où brillent les étoiles. ma gorge me brûle, mon corps tangue comme la vague qui reconnait les siennes. je marche un moment seule sur les pavés tout mouillés de l'orage d'une autre nuit. la mer bouge très doucement là-bas dans le lointain, je ne peux pas la voir, je la devine immense, avec ses abords noirs de femme folle et rieuse, ses mains aux longs doigts bagués de bijoux et de perles, la nacre infinie de ses ongles, son impossible parfum.

les enseignes des hôtels clignotent dans le devenir. je passe la porte d'un coup. le marbre blanc oscille sous les tapis miteux, les lampes anciennes vernies toutes poudrés de poussière. il y a des flamèches qui pendent des chandeliers, qui s'enroulent dans mes cheveux comme des serpents dorés, sur la table un bouquet de grosses fleurs monstrueuses mortes peut être ou bien dans l'agonie du jour. je voudrais encore une fois m'endormir dans la mer.

dans les salles en enfilade les femmes dansent le tango langoureuses et sublimes dans leurs robes abîmées. la sueur coule dans leur dos, et leurs rêves, leurs serments. je cherche la fille aux yeux trop bleus, ses yeux de lac marin. des mains m'approchent et me prennent et me dansent et ma peau toute entière se perd à la musique - rivières douces des satins et le mauvais maquillage des femmes à vendre ou à laisser, les hommes en complets noirs avec leur chemise un peu ouverte au collet, petites moustaches fines qu'ils lissent d'un air obscène, je glisse encore, m'échappe dehors, devant moi sans un bruit la grille de fer forgé s'est ouverte comme une fleur vers la nuit.

je marche dans le silence. le chemin de gravillons blancs s'en va sous mes talons. au loin est la maison. une grande maison blanche, bourgeoise, avec des volets rouges, des rideaux qui s'échappent par les fenêtres ouvertes, et comme un air de fête.

 

en filigrane à la fenêtre le jeune homme aux cheveux noirs
joue avec l'horreur du vide et la douceur du désespoir.

 

on dirait que la nuit tangue comme une danseuse ivre, le corps arqué au ciel, baisé par les étoiles. je lance trois fois contre la porte de bois la petite tête de bronze de l'angelot délicat - son visage se fend quand il rit aux éclats.

 

et la porte s'ouvre d'un coup, et j'entre sous les rideaux, et la lune m'accompagne.

 

partout encore dans les boudoirs des hommes, des femmes, les corps mélangés en suspend de la mort. je glisse dans la caresse et la jouissance des corps. tels des pantins de bois ici certains dansent au son d'un vieux piano, et d'un bandoleon, plus loin d'autres s'embrassent sous les arcanes brisées, d'autres encore dorment comme des enfants, fiers et désespérés.

je monte les escaliers.

je connais mon chemin, je l'ai tellement voulu.

mille fois dans mille désirs j'ai approché de loin la maison close du rêve.

 

(à suivre...)

 

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O. © 2003
au garçon silencieux...